Le néolibéralisme touché…. mais pas (encore) coulé

Par Jean-Michel Servet

Dès qu’il est apparu que le Covid-19 allait ravager les économies, la plupart des gouvernants, de leurs opposants et des commentateurs de l’actualité immédiate ont très rapidement adopté le trémolo du « plus jamais ça ». Ils ont annoncé que, au-delà des effets d’une contraction pensée comme momentanée et néfaste des activités productives, grâce à l’apocalypse de la pandémie, viendraient des temps nouveaux, tout particulièrement pour l’organisation des systèmes de production, d’échange et de financement mais aussi dans les modes de consommation. Ces nouveaux prophètes prédisent que des conclusions seront tirées pour ce qui serait des erreurs à ne plus commettre. Mais aussi que les expériences et innovations en émergence constitueront la rédemption des fautes passées ; la concrétisation de ce « plus jamais ça ». Afin de faire vivre l’espoir de ce grand renversement, devraient être retenus les éléments annonciateurs des jours présumés heureux d’un au-delà du néolibéralisme. Certains le désignent par un oxymore : un « bon capitalisme ». Des tenants du néolibéralisme ne désarment pas et promeuvent toujours et encore, l’individualisme économique comme remède à tout et pour tous. Ils s’expriment leurs inquiétudes face aux décisions annoncées et laissent ainsi croire eux aussi, pour le critiquer, qu’on est engagé dans une rupture. L’erreur largement répandue est de croire naïvement que les mesures proposées sont pragmatiques et d’oublier la logique des idées, autrement dit l’idéologie persistante, qui leur est sous-jacente.

Des mesures sanitaires, par des moyens nouveaux, des injonctions, des contraintes, paraissent indispensables. Toutefois, le risque encouru qu’évoque Gilbert Risti devient aussi celui d’une atteinte durable dans certains pays aux libertés fondamentales des personnes ; avec un risque d’effet de cliquet d’irréversibilité en matière de contrôle de la population. On a raillé la Chine en ce domaine. On s’en rapproche… avec le consentement des populations au nom du bien commun et par peur de la mort. Les conditions d’un appareil répressif durable, non seulement policier mais aussi économique, se mettent en place. Une bévue forte est de croire que le néolibéralisme est opposé à l’État. Celui-ci, comme acteur économique est honni ; mais il lui est fait appel pour permettre le bon fonctionnement des marchés concurrentiels. Hayek lui-même a affirmé que le fascisme pouvait être une solution politique souhaitable. Et les Chicago Boys l’ont mis en pratique après le coup d’État du général Pinochet au Chili.

On peut relever que les contrôles actuels touchent plus les activités à caractère matériel, alors que celles ayant un caractère en apparence immatériel sont largement préservés (en particulier le financier). Relevons l’injonction sous peine d’amendes, idée vite retirée du fait des protestations, faite aux travailleurs du bâtiment, même s’ils n’étaient pas ou insuffisamment protégés, de se rendre sur leurs chantiers, injonction faite par la ministre française du Travail, il est vrai coutumière de propositions réactionnaires. C’est une illustration des risques liberticides, au sein même d’un pays, la France, largement reconnu comme démocratique. On attend de la part du ministre de l’Économie et des Finances du même gouvernement, l’annonce de contraintes tout aussi fortes et généralisées, vis-à-vis du secteur financier pour suspendre les remboursements des prêts de tous ceux et de toutes celles qui se déclareraient dans l’incapacité de faire face à leurs dettes ? Ou des propositions pour surtaxer les très hauts revenus et patrimoines pour couvrir des dépenses publiques nécessairement accrues ? Par exemple un emprunt forcé sur les revenus et les propriétés des plus riches (à remboursement très différé) pour financer les dépenses publiques indispensables et une relance intégrant l’empreinte environnementale des activités humaines. Cela permettrait par ailleurs d’éponger la surliquidité massive qui gangrène les économies. N’est-ce pas enfin l’occasion en France d’une loi similaire à celle existant en Suisse, en Allemagne ou aux Etats-Unis sur la déclaration volontaire de faillite personnelle ?

Bien évidemment, tout n’est pas à rejeter parmi les mesures actuellement annoncées. Le marché international de Rungis a mis en place un site de livraison de paniers de produits frais à destination directe des consommateurs de la région parisienneii. Tout comme des voisins s’organisent pour s’approvisionner en produits frais dans une logique de circuits courts et de coopérative de consommation en lien avec des producteurs. On peut espérer que certaines de ces initiatives perdureront au-delà de la crise.

Mais globalement l’illusion quant à une sortie positive de cette crise vient d’une erreur de diagnostic. Tout d’abord d’une analyse superficielle de ses causes profondes, principalement en se centrant essentiellement sur un virus pensé comme exogène à l’organisation des sociétés contemporaines. Et, pour les mesures proposées par les gouvernants (dont certaines sont a priori inattendues) de l’assimilation du néolibéralisme à un régime économique fondamentalement antiétatique. En n’allant pas jusqu’aux fondamentaux de l’organisation des sociétés, le diagnostic actuel souffre de myopie.

Il n’est donc pas surprenant que la plupart des propositions faites par les gouvernements, organisations, lobbies, etc n’engagent pas un véritable changement. On parle de nationalisation. Mais n’est-ce pas pour que les entreprises remises sur rails continuent à proposer les mêmes produits et services ? Et les banques les mêmes placements spéculatifs ? Le néolibéralisme est certes touché dans son hégémonie à penser le monde mais il n’est en rien coulé.

Quand dans le Financial Times est proposé, non plus un rachat mais une annulation de dettes, on est toujours et encore dans le sauve qui peut les banques. Et qui le pourrait mieux que les États et les banques centrales, qui seraient les financeurs en dernière instance. Certes cela limiterait les défaillances de clients. Mais l’objectif n’est-il pas de permettre aux clients potentiels de pouvoir s’endetter à nouveau (pour ceux qui présenteraient encore les garanties exigées) ? Dans le « pour que tout reste à terme pareil » s’inscrit aussi la proposition en Suisse d’une prise en charge par l’État de deux mois de salaires. La crise passée on devrait ainsi pouvoir reprendre les mêmes habitudes et relancer le business as usual

Jusque à maintenant, on allait à tout allure dans le mur avec une euphorie festive de klaxons. À présent, on y va toujours, quoique au ralenti, mais avec une musique de pompes funèbres. Le futur ne peut/ne doit pas être pensé et organisé avec les instruments du passé. Pour ne pas reproduire les erreurs de celui-ci, il faut se projeter, autrement dit imaginer l’à venir.

Jean-Michel Servet

  • i/ Gilbert Rist. « D’une crise à l’autre, Blog du Cercle Germaine de Staël. 03.04.2020 [https://cerclegermainedestael.org-expose-post/]
  • ii/ http:/www.le parisien.fr/Val-de-Marne-94/ile-de-france-le-marche-de-rungis-lance-son-site-de-vente-en-ligne-a-destination-des -particuliers-26-03-2020-8288790.php

3 Replies to “Le néolibéralisme touché…. mais pas (encore) coulé”

  1. Dario CIPRUT dit : Répondre

    Bonjour Jean–Michel,
    évidemment, permets-moi de te tutoyer malgré la rareté de rencontres plus qu’occasionnelles, je ne puis qu’appuyer une telle mise en garde sur les dangers à faire miroiter un après empruntant à peu de chose près les rails socio-économiques du passé. Peut-être ne devrait-on pas moquer aussi sarcastiquement la bannière du « plus jamais ça » qui dans le fond exige tout de même un changement autre que cosmétique.
    Mais ce n’est pas mon propos ici, nettement plus modeste à l’endroit des gestionnaires de ce nouveau blog, et qui est de faire simplement remarquer un problème informatique qui empêche d’accéder aux notes de bas de page de ton article, pourttant suggestives et qui ne figurent apparemment nulle part.
    Avec mon amitié
    Dario CIPRUT

  2. Wouter van Ginneken dit : Répondre

    Bonjour Jean-Michel,
    Je suis d’accord avec ton analyse. Avec toi, je pense que les politiques dans le cadre de Covid-19 devraient se concentrer sur le soutien aux personnes, plutôt qu’aux banques et aux entreprises.

    Amitiés,

    Wouter van Ginneken

  3. administrateur dit : Répondre

    1. Gilbert Rist, « D’une crise à l’autre », Blog du Cercle Germaine de Staël.03.04.2020 [https://cerclegermainedestael.org/another-expose-post/].
    2. http://www.leparisien.fr/val-de-marne-94/ile-de-france-le-marche-de-rungis-lance-son-site-de-vente-en-ligne-a-destination-des-particuliers-26-03-2020-8288790.php

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