Chronique d’une pandémie : le jour d’après !

D’après Jack London

Le monde tout entier fourmillait d’hommes. Le grand recensement de l’an 2010 avait donné huit milliards pour la population de l’univers […]. Ce temps ne ressemblait guère à celui où nous vivons. L’humanité était étonnamment experte à se procurer de la nourriture. Et plus elle avait à manger, plus elle croissait en nombre. Si bien que huit milliards d’hommes vivaient sur la terre quand la Mort Ecarlate commença ses ravages […].

– Vous connaissez ce qu’est une maladie. Autrefois, on disait une « infection ». Il était admis que les maladies provenaient de germes malfaisants. J’ai dit « germe ». Retenez bien ce mot. Un germe est quelque chose de tout petit […], si petit que l’on ne peut le voir.

– Tu es drôle grand-père, tu nous parles de choses que l’on ne peut pas voir. Mais alors comment sait-on qu’elles existent […]? 

– Le germe, grâce à sa petitesse extrême, pénètre discrètement dans le sang du corps et s’y multiplie à l’infini […]. Ces germes, nous les appelions des « microbes » […]. Et quand un homme en avait un milliard dans le sang, on disait qu’il était « infecté » […]. Nous savions très peu de choses de ce monde invisible. 

– Tu nous parlais des germes, dit vivement le petit-fils, de ces toutes petites choses que l’on ne peut voir et qui rendent les hommes malades […].

– Aux premiers âges du monde, lorsqu’il y avait très peu d’hommes sur la terre, il n’existait que peu de ces germes et, par suite, peu de maladies. Mais, à mesure que les hommes devenaient plus nombreux et se rassemblaient dans les grandes villes, pour y vivre tous ensemble, pressés et serrés, de nouvelles espèces de germes pénétraient dans leur corps, et des maladies inconnues apparurent, qui étaient de plus en plus terribles. C’est ainsi que, à l’époque que l’on nomme le Moyen Age, il y eut la Peste Noire qui balaya l’Europe […]. Les bactériologistes s’attaquaient à toutes ces maladies et les détruisaient […].

– Comment tu dis, grand-père ?

– Bac-té-rio-lo-gis-tes… […]. Un Bac-té-rio-lo-gis-te est celui qui surveille les germes, les étudie et, quand il le faut, se bat avec eux et les détruit, comme tu le fais aujourd’hui avec les loups. Mais pas plus que toi, ils ne réussissent toujours […].

– Tu radotes grand-père ! Le vieux, froissé de se voir ainsi interpellé, se remit à pleurer silencieusement. 

Ce fut pendant l’été de 2013 que se déclara la Peste Ecarlate… […]. En ce temps-là, les hommes parlaient entre eux, à travers l’espace, à des milliers et des milliers de milles de distance. C’est ainsi que la nouvelle nous arriva à San Francisco qu’un mal inconnu s’était déclaré à New York. Dans cette ville, la plus magnifique de toute l’Amérique, vivaient dix-sept millions de personnes. Tout d’abord on ne s’alarma pas outre mesure. Il n’y avait eu que quelques morts […]. 

Au cours des vingt-quatre heures qui suivirent, on apprit qu’un cas s’était déclaré à Chicago, une autre grande ville. Et le même jour, la nouvelle fut publiée que Londres […] luttait secrètement contre ce mal, depuis deux semaines déjà. Les nouvelles avaient été censurées… je veux dire que l’on avait empêché qu’elles se répandissent dans le reste du monde. Cela semblait grave, évidemment […]. Mais il n’y avait personne qui ne fut assuré que les bactériologistes trouveraient le moyen d’annihiler ce nouveau germe, tout comme ils l’avaient fait, dans le passé, pour d’autres germes […]. Un savant anglais réussit, à Londres, le premier, à isoler le germe. La nouvelle en fut télégraphiée partout et chacun se mit à espérer. Mais Trask (c’était le nom de ce savant) mourut dans les trente heures qui suivirent […]. Tous les laboratoires luttèrent d’ardeur afin de découvrir le germe contraire qui tuerait celui de la Peste Ecarlate. Tant d’efforts échouèrent […].

Le monde magnifique et puissant que j’ai connu, aux jours de mon enfance et à ceux de ma jeunesse a disparu. Il s’est anéanti […]. L’homme qui fut jadis le maître de la planète, maître de la terre, de la mer et du ciel, l’homme, qui fut un vrai dieu, est retourné à son primitif état de sauvagerie […]. Mais il se multiplie rapidement […] et prépare un autre saut vers la civilisation, voie lointaine encore, très lointaine même, mais inéluctable […]. 

L’aïeul secoua la tête avec tristesse. La même histoire, dit-il en se parlant à lui-même, recommencera. Les hommes se multiplieront, puis ils se battront entre eux. Rien ne pourra l’empêcher […]. C’est par milliers, par millions, qu’ils s’entretueront. Et c’est ainsi, par le feu et le sang qu’une nouvelle civilisation se formera […]. Les trois types éternels de domination, le prêtre, le soldat, le roi y reparaîtront d’eux-mêmes […]. La masse peinera et travaillera comme par le passé. Et sur un tas de carcasses sanglantes, croîtra toujours l’étonnante et merveilleuse beauté de la civilisation […]. 

Et maintenant, mes chers petits-enfants, laissez-moi vous donner quelques bons conseils, dont vous aurez intérêt à faire votre profit dans la vie. Méfiez-vous, tout d’abord, des charlatans et des sorciers, qui se disent médecins. Ce sont des gens dangereux au premier chef, qui avilissent et déshonorent, dans notre petit monde, ce qui était autrefois la plus noble des professions. Je vois autour de moi la superstition en leur pouvoir faire chaque jour des progrès nouveaux […]. Et ce mal ira toujours en empirant, tellement l’homme s’est dégradé […].

Il faut détruire tous ces exploiteurs de la crédulité publique, et puis aussi retrouver ces inventions utiles que nous avons perdues […]. L’eau, lorsqu’elle est chauffée par le feu, se transforme en une substance merveilleuse qu’on nomme vapeur qui, convenablement maniée et dirigée, est susceptible d’accomplir toutes les besognes de l’homme. L’électricité qui produit dans le ciel des éclairs, est aussi une servante de l’homme. Elle a été jadis son esclave et elle le redeviendra un jour.

L’alphabet est une invention toute différente mais non moins précieuse. Sa connaissance me permet de lire dans les livres et de comprendre le sens d’une foule de petits signes qui y sont imprimés […]. Un jour viendra où les hommes, moins occupés des besoins de leur vie matérielle, réapprendront à lire […]. 

« Le travail de l’homme est éphémère et s’évanouit comme l’écume de la mer… » Ainsi s’est évanouie notre grandiose et colossale civilisation […].

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Ce texte est un montage réalisé intégralement à partir d’extraits du roman « La Peste Ecarlate » de Jack London [Collection BABEL ; Editions ACTES SUD, 1992] écrit et publié aux Etats Unis en 1912. Ce montage a été réalisé par Jean-Daniel Rainhorn. 

Deux années après la publication de ce roman, commençait la première guerre mondiale, suivie quatre années plus tard par la pandémie de grippe espagnole. Deux événements qui firent plusieurs dizaines de millions de victimes et marquèrent durablement le XXe siècle. 

Après la pandémie de Covid-19 qui provoquera plusieurs centaines de milliers de victimes – voire possiblement plusieurs millions – et qui sera responsable de la plus grave crise socio-économique depuis la deuxième guerre mondiale, à quoi ressemblera le monde de demain ? Les hommes vont-ils oublier et poursuivre leur marche inexorable vers la destruction de la planète ? Ou sauront-ils trouver une voie raisonnable entre une société dans laquelle les richesses se concentrent de plus en plus dans les mains d’une aristocratie de l’argent et un national-populisme qui ne peut mener qu’à une régression des valeurs du vivre ensemble ? 

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