Janine Rodgers
Plusieurs étiquettes ont été accolées au modèle économique chinois telles que « socialisme de marché » ou « économie avec capitalistes, mais non capitaliste », ces descriptifs ne rendent que partiellement compte des spécificités du modèle chinois. Je vais tout d’abord présenter une chronologie de l’évolution du modèle chinois et en conclusion soulignerai cinq spécificités de cette évolution.
Évolution du modèle chinois
De 1949-1976 le modèle économique de la Chine était caractérisé par une très forte intervention de l’État, inspirée du modèle d’économie dirigée soviétique, et un relatif isolement sur la scène du commerce international.
Les années 70s sont des années de crise : crise agricole, croissance industrielle en berne, difficultés d’approvisionnement et un mécontentement croissant au sein de la population.
A cette époque, la situation de la Chine contraste avec celle des Tigres asiatiques voisins. La Corée du Sud, Taiwan, Singapour et Hong Kong sont des économies capitalistes au développement dynamique tiré par les exportations.
Après la mort de Mao en 1976, différents courants s’affrontent au sein du Parti Communiste et le courant libéral l’emporte. Deng Xiaoping voit dans la libération de l’économie une solution à la crise et un moyen de moderniser le pays. Il va tirer des leçons des expériences étrangères mais en les adaptant aux particularités de la Chine. La libéralisation de l’économie sera graduelle et contrôlée.
Entre 1978 et 1992 une première vague de réformes introduit des degrés de liberté au niveau microéconomique. Le vaste secteur étatique est conservé, mais de nouveaux contrats encouragent les producteurs à accroître leur production, en particulier dans les zones rurales. Par exemple si une unité de production produit un volume supérieur à la cible planifiée, son excédent peut être vendu à un niveau de prix supérieur à celui des prix administrés, favorisant ainsi la formation d’un marché libre parallèle. De plus une concurrence est créée en autorisant l’introduction de nouveaux acteurs au niveau local. Un système de double prix s’instaure : des prix fixés par l’État plutôt faibles et des prix fixés par le marché plus élevés. L’épargne des ménages s’accroît. Les banques se développent afin de canaliser l’épargne vers les crédits destinés aux entreprises existantes et aux nouveaux entrepreneurs. C’est un processus prudent, expérimental et pragmatique de décentralisation.
Parallèlement, Deng annonce le démantèlement du monopole du commerce extérieur. En 1979, 12 entreprises étaient autorisées à participer au commerce international, en 1990 elles sont plus de 5000, y compris des entreprises privées. Des zones économiques spéciales, pour les investissements étrangers, sont créées, mais uniquement pour fabriquer des biens destinés aux marchés étrangers. Les bourses de Shanghai et de Shenzhen sont créées en 1990 et 1991, elles marquent le début du développement des marchés financiers en Chine. Initialement la quasi-totalité des sociétés introduites en bourse sont des entreprises d’État.
La seconde vague de réformes économiques entre 1993-2001 vise à renforcer les institutions de l’économie de marché en unifiant les marchés dans les provinces et en pourvoyant les entreprises de structures de propriété. La première loi sur le droit des sociétés est promulguée en 1993 (couvrant deux types d’entreprises : la société à responsabilité limitée et la société anonyme). Son but principal est de permettre la restructuration des entreprises d’État. Dans les entreprises publiques, l’État devient simplement un investisseur et un contrôleur des actions et des actifs. Dans ces entreprises l’investissement privé et étranger ne peut excéder 49 % de la valeur de l’entreprise. Des privatisations à grande échelle ont lieu en 1997-1998. Le dynamisme des nouvelles entreprises a permis la réduction du secteur étatique. Parallèlement, une réforme fiscale recentralise le système d’imposition et un contrôle macroéconomique est mis en place.
2001 entrée à l’OMC
À partir des années 1990, l’économie chinoise s’est intégrée aux marchés mondiaux et aux réseaux de production transnationale. Les entreprises chinoises deviennent « l’atelier du monde ». Les entreprises privées, d’économie mixte ou d’État, compétitives sur la scène internationale, se multiplient. Des « joint-ventures » sont créées pour accélérer le transfert de technologies. En 2001, la Chine adhère à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Le pays doit introduire de nouvelles réformes. Le contrôle exercé sur les banques étrangères et les flux de capitaux internationaux est progressivement assoupli. Les droits de douane et les barrières commerciales sont abaissés mais les critères d’accès au marché chinois restent restrictifs dans certains secteurs clés. Le secteur privé continue à se développer et passe pour la première fois la barre de 50 % du PIB en 2005. Les entreprises chinoises demeurent dans une position subalterne dans les réseaux transnationaux de production et le plus gros des profits afflue vers les sociétés multinationales du monde développé. La majeure partie du financement du développement en Chine continue de provenir de sources nationales.
La crise financière mondiale de 2007-2008
En 2008 les grandes économies occidentales et la Chine opéraient sur un mode de complémentarité et de dépendance mutuelle. 40 % du PIB chinois provenaient des exportations. Le ralentissement du commerce mondial dû à la crise financière n’exerce qu’une influence limitée sur la croissance chinoise. Le pays disposait d’une situation budgétaire solide et d’importantes réserves de change ce qui permit au gouvernement de prendre rapidement des mesures pour atténuer l’impact de la crise. Alors que la production mondiale baissa, et que les économies des Etats-Unis et d’Europe furent négativement affectées, l’économie chinoise poursuivit sa croissance, toutefois à un rythme plus lent que pendant les années précédant la crise.
En 2009 la Chine devenait la première puissance commerciale du monde, détenait les réserves de change les plus importantes et, en 2010, elle dépassa le Japon et devint la 2ème économie du monde derrière les Etats-Unis. La crise de 2007-2008 constitua un tournant dans le développement économique de la Chine et l’évolution de sa place dans les relations internationales. L’affirmation de sa puissance économique et sa volonté de multiplier les initiatives internationales sont les marques de la nouvelle politique chinoise.
Xi Jinping devient dirigeant suprême de la Chine en 2012 et Président en 2013. Depuis son accession au pouvoir on observe une reprise en main des entreprises chinoises, publiques comme privées, par les organes du Parti communiste. « Économie » et « politique » sont tissées ensemble. L’objectif du Parti Communiste Chinois est de garder le contrôle politique sur la stratégie économique. Sa stratégie est de développer le marché intérieur et réorienter l’économie chinoise vers le haut de gamme et les services au sein des chaînes de valeurs internationales. Les secteurs stratégiques restent dominés par d’énormes entreprises d’État (beaucoup sont cotées en Bourse) et leurs milliers de filiales. D’étroites coalitions d’intérêt se sont constituées entre élites économiques et politiques.
Aujourd’hui la Chine est profondément intégrée dans l’économie mondiale (elle est le partenaire commercial principal de 80 pays, les Etats-Unis le sont d’une trentaine de pays). Le capitalisme chinois d’aujourd’hui se caractérise par un pouvoir central fort, une société civile dynamique, une vision à long terme et du pragmatisme.
Vision à long terme
L’investissement direct chinois à l’étranger a énormément augmenté. La Chine a lancé le projet des « nouvelles routes de la soie » en 2013 (Belt and Road Initiative ). C’est un projet de développement et de coopération à l’échelle transcontinentale, axé sur la construction d’infrastructures. Ce projet est devenu central dans la politique économique chinoise. En février 2025, dans le cadre du projet, 149 pays avaient signé un protocole d’accord avec la Chine (deux signataires sont sortis récemment du projet : le Panama et l’Italie). Les pays participants représentent près de 75 % de la population mondiale et plus de la moitié du PIB mondial.
Spécificités du modèle chinois
- Un rapport social original : une multitude de corporatismes locaux
De plus grandes responsabilités ont été données aux bureaucrates publics locaux. Ils ont pu améliorer l’avantage concurrentiel de leur localité et ainsi contribuer à la création d’un groupe d’entrepreneurs piliers du processus de réformes et de la croissance économique. La lutte entre localités ainsi mises en concurrence ne tourna ni au chaos ni au conflit permanent grâce aux liens entreprises-gouvernement, et entre les niveaux micro- et macroéconomique. Ainsi, à l’échelle nationale, la complexité du fonctionnement de l’État-parti permet des échanges continus entre les sphères économiques et politiques. La mobilité de l’élite de la classe politique vers la classe économique, et inversement, est visible à tous les niveaux de la société chinoise.
2. Un mode de développement impulsé par la concurrence
Les entités de production aux statuts juridiques et à la localisation différents (village, district, province, etc.) sont en concurrence permanente entre elles pour les ressources naturelles, pour les équipements et finalement pour les marchés de produits. Les multinationales étrangères sont elles aussi en concurrence pour accéder au marché chinois et aux faibles coûts de la main-d’œuvre. Ce modèle de croissance menant souvent au surinvestissement est soutenu par d’importantes augmentations de la productivité. La surcapacité qui en découle entraîne une concurrence acharnée, des coûts de production en baisse et donc des prix moins élevés sur le marché.
3. La relation capital-travail est caractérisée par la segmentation du travail et de grandes inégalités
Le statut des travailleurs urbains et ruraux est radicalement différent. Les travailleurs migrant des zones rurales vers les zones urbaines n’avaient officiellement pas de droits jusqu’à ce que des réformes atténuent quelque peu cette disparité. D’autre part, la classe des travailleurs n’a pas d’autonomie pour défendre ses intérêts et coordonner ses revendications face aux entreprises et aux localités. L’explosion des inégalités en termes de revenu est flagrante, mais aussi en termes d’accès aux services collectifs (santé, éducation, retraite, logement) qui ont été compromis par la privatisation massive.
4. Les inégalités
En 2022, parmi les 500 plus grandes entreprises du monde, 145 étaient chinoises. Certains entrepreneurs ont amassé des fortunes considérables et le pays compte désormais plus de milliardaires en dollars que les Etats-Unis. La Chine souffre d’un problème de redistribution des revenus : 1 % des Chinois les plus riches détiennent 30,6 % de la richesse nationale. En 2022, Xi Jinping a lancé une campagne pour la « prospérité commune », qui vise à réduire les importantes inégalités entre villes et zones rurales et entre groupes sociaux. Le développement de la consommation domestique est difficile car pour être compétitifs à l’international les salaires sont bas.
5. Technologies : de l’imitation au leadership mondial
Dans un premier temps les contrats et partenariats stratégiques avec les pays occidentaux ont permis des transferts de technologie. Puis la Chine a développé ses propres technologies. Récemment le succès de DeepSeek dans le domaine de l’intelligence artificielle a pris de court les occidentaux. L’OMPI (Organisation mondiale de la propriété intellectuelle) rapportait qu’en 2021 la Chine était de loin le pays détenant le plus grand nombre de dépôts de brevets (1.585 623 brevets devant les Etats-Unis 591.473).
Le processus de libéralisation et de transformation du modèle chinois ne s’est pas fait sans conflits au sein des organes dirigeants ni sans opposition de la part de la population. Dans la deuxième moitié des années 1980 la situation était devenue socialement explosive. Le remplacement des prix administrés par les prix du marché entraîna une forte hausse de toute une série de biens élémentaires mais les rémunérations ne suivaient pas et des activités spéculatives et la corruption se développèrent. Il en résulta une polarisation croissante entre classes sociales. Les travailleurs des anciennes entreprises d’État et certains paysans en ont été les grands perdants. En 1989 la presse occidentale a présenté les évènements de la Place Tian’anmen comme une demande de liberté et démocratie de la part des étudiants et des intellectuels mais elle a passé sous silence les revendications des travailleurs.
« Deng Xiaoping a transformé les paysans chinois en ouvriers et Xi Jinping transforme les fils d’ouvriers en ingénieurs ». Traduction d’une citation de David P. Goldman tirée de l’article “China marches on towards Fourth Industrial Revolution” (Asian Times, October 8, 2021).
Sources :
Aymard, Stéphane (2023). « La puissance scientifique et technologique chinoise : de l’imitation au leadership mondial », La Conversation, 10 août 2023.
Boyer, Robert (2015). L’économie politique des capitalismes, Paris, La Découverte, 376 pages.
Bürbaumer, Benjamin (2024). Chine/Etats-Unis, le capitalisme contre la mondialisation, Paris, La Découverte, 304 pages.
Journal Le Monde, dossier « Chine et OMC : un roman de la mondialisation », 15 articles publiés entre le 8 et le 13 décembre 2021.